F93 : recherche et cinéma

F93 - Marc Boissonnade

LÀ OÙ C’ÉTAIT PLUSIEURS

par Marc Boissonnade
directeur de F93

Après avoir travaillé sur le projet La propagation de la monotonie, Marc Boissonnade, m’a confié un travail cinématographique et d’anthropologie visuelle au coeur de la recherche, à l’Institut Curie à Paris.

J’ai rencontré deux équipes de chercheurs :

Mathieu Piel :
UNITE UMR144 - Compartimentation et dynamique cellulaires
BIOLOGIE CELLULAIRE SYSTÉMIQUE DE LA POLARITÉ ET DE LA DIVISION

Claire Hivroz :
UNITE U932 - Immunité et cancer
DIALOGUE ENTRE CELLULES T ET CELLULES DENDRITIQUES

Ils ont accepté de mener cette "étrange" démarche cinématographique, mêlant nos deux langages, nos deux manières de chercher, sans doute comme un "corps étranger".

L’affaire n’a pas été simple à mener dans ces endroits de silence et d’invisibilité.

Je l’ai pris au premier degré, ce qui n’a sans doute pas été bien compris comme un vrai travail de cinéaste, par mon commanditaire, mais heureusement pris comme un espace philosophique par les chercheurs ravis d’avoir mené cette expérience sur deux années.

Comme le dit Marie Curie :
" dans la vie rien n’est à craindre, tout est à comprendre "

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F93 soutient le cinéaste Philipe Troyon dans sa démarche intitulée « Là où c’était plusieurs ». Grâce à l’aide précieuse de l’Institut Curie, Philippe Troyon tente une rencontre unique entre le cinéma de création et la recherche scientifique. Dans le texte ci-dessous, rédigé par le cinéaste lui-même, on sent que son film ne progresse dans sa conception, c’est-à-dire ne vit, que par une extrême attention à ses points de fragilité. Le projet tient moins sa vie à ce qu’il sait qu’à ce qu’il ne sait pas : mais sous la condition absolue de cerner ce non-su et de le poser dans la rigueur d’un problème. Et le non-su du film, d’après Philippe Troyon, n’est pas forcément ce que l’on pourrait croire : il ne faut pas l’entendre comme un résidu, comme ce qu’il laisse hors de lui, ce qu’il ne peut concevoir ou résoudre.

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Par excellence, il s’agit, sous les apparences des plus fortes évidences, de ce que le dispositif porte en lui-même de fragile : des silences, des blancs, des paroles hésitantes, tout ce qui, pour un regard attentif, peut « sonner creux en dépit de son plein ». Aussi, pour Philippe Troyon et tout ceux qui l’accompagnent, quelque chose de la vie de ce projet est suspendu à ce point précis où le cinéma et la science, de mille manières, tentent de nous désigner la présence d’un film.


Conversation avec Philippe Troyon

« En 2012, on m’a demandé de faire un film. Un film sur la recherche en biologie cellulaire à l’Institut Curie. Carte blanche. Avec une contrainte : donner à voir la recherche « autrement ». Mais autrement que quoi ? J’y suis allé. J’ai rencontré des personnes étonnantes. Claire Hivroz, Mathieu Piel et leurs équipes de post-docs, d’ingénieurs, etc. J’ai tourné autour d’eux, de la recherche. J’ai essayé de les comprendre, de la comprendre. J’ai eu souvent la sensation de buter dessus. Je ne vois pas ce qu’ils voient. Je ne vois pas ce qu’ils ne voient pas. Je ne vois pas ce qu’ils comprennent. Je ne vois pas ce qu’ils ne comprennent pas. Rien n’est visible. Je vois autre chose que ce qui est visible. Des choses « à côté ». « A côté » de la recherche. Des rémanences. Des choses qui résonnent en moi. Je suis à Curie et je suis ailleurs. Près du lac. Près de mon enfance. Ou de la fiction que je me fais de tout ça. Et je pense à Pierre Bonnard. Je me sens proche de lui. Faut-il attendre du peintre, qu’en plus de son œuvre, il en écrive un essai ? Il ne laissera rien d’autre que des indications, des courtes notes, des mots épars. D’ailleurs ce qu’il confiera à ses carnets paraîtra anodin, anecdotique, entre les notations météorologiques et les croquis, alors qu’ils laissent déjà entrevoir les tableaux à venir. Les mots sont au raz de l’expérience, sans volonté littéraire ni effet de style. Ils sont simples, efficaces, dans le seul souci du vrai, au plus juste de l’observation.

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A mon tour, j’observe. Les images sont au raz de l’expérience. Et je repense à la vie. Est-ce que je ne cherche pas à disparaître dans mes images ? [essai de disparition] A me soustraire des lieux que je filme, à échapper aux personnes que je filme. Ou au contraire à les absorber, à capturer silencieusement le présent. Tout s’est construit autour d’un trouble sans doute, de fondations mal assurées. La sensation de ne pas exister. Depuis le commencement. Je cherche dans les images une preuve tangible de ma réalité, je cherche la lumière. Et je me méfie des images. Les films 8mm de mon enfance avec mes parents, mon frère, ma grande sœur et ma sœur jumelle, me donnent l’impression d’assister à une fiction. Une vie reconstituée pour les apparences. Certaines images valident l’hypothèse de ma non-appartenance à la réalité des autres. Et je pense à ma gémellité. Cette sensation de ne pas être né pour moi. L’effacement. « Les jumeaux ! A table ! Dépêchez-vous ! ». Le prénom oublié. Jouer de l’effacement comme on joue avec le feu. C’est le début de ma fiction. L’écrivain Robert Walser, lui aussi — à sa façon et peut-être malgré lui excella dans l’art de l’effacement. « Ses crayonnures » comme il nommait son écriture microscopique indéchiffrable sur des bouts de papiers improbables étaient la preuve de sa volonté de disparaître. Elles seront par la suite rebaptisées :
« microgrammes ».

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Sa mort, survenue au cours d’une promenade le soir de Noël 1956, est aussi « empreinte » de cet effacement de soi puisque qu’il disparaîtra d’épuisement sous la blancheur de la neige. Sans laisser d’empreintes.

Retour à l’Institut Curie. Je les écoute. En filmant dans ce lieu, j’ai été confronté à cette ambiguïté d’être en terrain inconnu et de me sentir à ma place. Dans et hors du corps. D’un côté, ce monde intimidant de la biologie cellulaire avec ses contraintes structurelles. L’argent, la course aux parutions, etc. De l’autre, un imaginaire, une humanité simple, chaleureuse et familière, avec des personnes qui essayent de se poser les bonnes questions, qui doutent. A Curie, j’ai réveillé des images de mon enfance, de mon rapport à la biologie qui remonte au-delà de ce que j’avais pu imaginer. Ma gémellité, le métier de mon père, laborantin. Je me rappelle les odeurs d’éther, les blouses blanches, les microscopes, le Larousse médical feuilleté en cachette... Plus tard, j’ai failli devenir médecin ou botaniste, malgré moi, je ne sais plus. Deux années en faculté de médecine avant de déciller le regard. Et puis l’évidence de toujours, le cinéma. Aujourd’hui ? Comment filmer la science, comment filmer le microscopique ou le trop à voir, à écouter ? Comment échapper à l’imagerie scientifique connue de tous ?

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Comment y mêler mes fantômes ? Comment être à la hauteur de cette recherche fondamentale ? A la hauteur de l’immensité des idées muettes chez chacun de ces jeunes chercheurs ? Les filmer, c’est me confronter à la banalité du réel, à la répétition des gestes, des déplacements. Les mêmes recommencements. C’est me mêler aux conversations par le milieu. J’ai l’intuition que c’est en filmant ces « visages » et ces « corps appliqués » que je touche à l’essencede ces femmes et de ces hommes. Ma recherche à moi se trouve là, dans ces hypothèses filmées. »